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Les manouvriers

par Thierry Sabot
Pratiquement situés au bas de l'échelle sociale
(juste un peu au-dessus des vagabonds et des errants), les manouvriers constituent néanmoins un élément important de la diversité sociale du monde rural. En quoi consiste cette profession si fréquemment répandue dans les registres paroissiaux de l'Ancien régime ? Les manouvriers, manœuvres, brassiers ou journaliers sont des paysans qui travaillent de leurs mains, avec des outils rudimentaires en bois, parfois relevés de fer (bêche, fourche, faucille, rarement une faux). Ils se distinguent surtout par le fait qu'ils ne possèdent pas de bêtes de labour, de trait, de somme, ou même de bât et n'ont jamais de cheval (trop cher !). Même si quelques-uns sont propriétaires de leur domicile, la plupart vivent dans une maison modeste qu'ils louent à plus riche qu'eux. Celle-ci se compose généralement de quelques pièces (rarement plus de deux), d'une cour, de quelques petits bâtiments, d'un grenier pour entreposer le grain et d'un petit jardin. Elle est souvent dépourvue d'une grange et d'une écurie. Mais ces quelques biens ne suffisent pas à assurer la subsistance de leur famille. Souvent, les manouvriers sont obligés de contracter avec un riche citadin un bail à cheptel pour avoir quelques surplus de provisions (lait, beurre, fromage...). Plus généralement, et c'est là leur spécificité, ils vont louer, à la journée, leurs bras, leur force de travail, auprès d'un exploitant agricole plus riche qu'eux. Ainsi, lorsqu'une main-d'œuvre supplémentaire est nécessaire, c'est-à-dire de mai à octobre au moment des fenaisons, moissons ou vendanges, ils deviennent salariés agricoles occasionnels ou domestiques de fermes. Ils effectuent alors un travail pénible, de l'aube au crépuscule, pour un maigre salaire : parfois un peu d'argent (5 à 10 sous par jour), souvent un petit pourcentage sur leur travail, et plus souvent encore une réduction de leurs dettes. Malgré ces diverses activités, les manouvriers subsistent avec peine et ne sont jamais à l'abri de difficultés majeures : une maladie, un accident de travail, un décès peuvent jeter dans la misère toute une famille car les provisions sont peu importantes. Par nécessité, la mort de l'un des conjoints est presque toujours suivie d'un remariage rapide (cf. les registres paroissiaux). La perte des animaux est également une catastrophe car les revenus de la famille ne permettent pas de renouveler le cheptel. De même, de mauvaises conditions météorologiques peuvent causer la famine, une hausse des prix de la farine ou du pain, et aggraver l'endettement des manouvriers. De plus, les manouvriers sont également redevables d'impôts (taille, gabelle). Selon Pierre Goubert, " ils paient, en moyenne, 10 livres d'impôts (cf. les rôles d'imposition), soit, à eux tous, une vingtaine de millions, c'est-à-dire entre le quart et le cinquième du budget de la France entre 1661 et 1670 ". Enfin, il est très difficile de sortir de la condition de manouvrier. Aucune promotion par l'instruction n'est possible puisqu'ils sont presque tous analphabètes. De même, les activités annexes ne leur permettent guère d'améliorer leur situation sociale. Ils peuvent éventuellement espérer faire un heureux mariage avec une veuve de laboureur, ou encore envisager un départ pour la ville la plus proche où ils seront peut-être domestiques. D'ailleurs, au XVIII° siècle, avec l'essor démographique, ils sont de plus en plus nombreux et trouvent difficilement du travail à la bonne saison. Leur condition se dégrade, d'autant plus que les propriétaires, pour améliorer leur production, n'hésitent pas à supprimer les droits collectifs (vaine pâture, communal, usages en forêt...). Lentement, les manouvriers glissent dans la pauvreté... Hiérarchisation du monde paysan Sous l'Ancien Régime, les laboureurs sont généralement des paysans qui se sont enrichis et ont ainsi réussi à échapper partiellement au système de la féodalité. Ils sont considérés comme des notables des campagnes, très présents dans les assemblées villageoises et, parfois, directs interlocuteurs du seigneur du lieu. Certains sont très riches, d'autres moins, mais ils représentent néanmoins l'élite de la paysannerie avec les fermiers aisés. La catégorie de paysans moins favorisée est celle des "ménagers", ne possédant que de (très) petits lopins de terre et bien sûr pas de ... cheval, seulement d'un âne. Les plus pauvres, parmi la population rurale active, sont ceux qui louent, au jour le jour, leurs services, leurs forces et ne disposent que de leurs bras, leurs mains. On les désigne donc comme des "journaliers", des "brassiers", des "manouvriers", ... Au 19ème siècle, le terme "cultivateur" désigne encore les paysans les plus aisés, ceux qui peuvent vivre uniquement de la terre.